Le premier fabricant de caractères en bois de Bressuire.

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Aux origines des manufactures de caractères en bois de Bressuire

Dans son ouvrage Chronologie des arts graphiques, René Billoux évoque comme suit l’apparition des caractères en bois :

Caractères en bois Stanislas Bouquot, imprimeur à Troyes, exilé en 1816, apprit en Angleterre à sculpter les lettres et les lignes de titres en bois pour affiches, il en rapporta à son retour en 1820. En 1839, un industriel de Beaugency imagine des lettres isolées en bois pour les affiches. C’est M. Delamarre qui monta le premier atelier de gravure pour ces caractères, à Bressuire, en 1841.

Comme souvent dans ce genre de travaux, les affirmations sont lapidaires et surtout ne sont pas sourcées ! Stanislas Bouquot est bien un imprimeur troyen, un temps exilé à Jersey pour ses activités politiques, mais son rôle dans l’introduction en France de la gravure de titres sur bois n’est pas attesté ailleurs en l’état de mes recherches. Un industriel de Beaugency aurait “imaginé” de fabriquer des lettres en bois isolées, ici pas même de nom, c’est encore plus vague, si ce n’est plus douteux. En effet, il est connu que cette pratique de tailler des lettres isolées en bois est bien antérieure, au moins de façon artisanale dans les ateliers d’imprimerie ou ne serait-ce que par la preuve qu’en apporte un autre article de 1839 paru dans les Annales de la typographie française, confortée par des sources matérielles, de l’existence à Nancy, dès 1837, d’un imprimeur fabricant des lettres en bois en vue de les commercialiser ( le billet sur Paullet) (sans parler des Américains qui industrialisent ce procédé dans les années 1830). Le dernier point est toutefois plus intéressant. Billoux nous livre un nom, une date et une ville !

Ce Delamarre a résisté un temps à mes recherches, je cherchais un fabricant de caractères en bois. Mais cet homme était aussi un opposant politique – encore un ! Et c’est comme tel que j’ai pu l’identifier et valider qu’il s’agissait bien de celui cité par Billoux. En effet si Delamarre a laissé des traces dans l’histoire, c’est avant tout pour ses orientations politiques. Ses occupations à Bressuire, au moment de son arrestation, nous sont connues par les archives des proscriptions qui ont suivies le coup d’État de 1851.

Félix Delamarre

Notre fabricant se nomme Félix Delamarre, il est né à Tours en 1814. Les pièces relatives à son expulsion du territoire nous apprennent qu’il était commerçant : marchand de faïences, mais aussi qu’il possédait une fabrique de lettres en bois pour imprimeurs. Il est arrêté à la suite du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851. On lui reproche des activités séditieuses : démocrate socialiste, il conteste la prise de pouvoir de Bonaparte, et organise chez lui des rencontres d’opposants. Proscrit en février 1852, il est au Havre fin mars et embarque sur le Caspian en route pour New York.

On retrouve sa trace fin 1852 lorsqu’il sollicite une première fois sa grâce et l’autorisation de revenir en France pour régler ses affaires. On lui accorde un mois, non sans le surveiller sans relâche, il est même l’objet d’une lettre anonyme1, prêtant des motifs politiques à son retour.

Début 1853, il doit repartir pour les États-Unis, en passant par Jersey, où il croisera Victor Hugo, autour duquel gravitent de nombreux proscrits. Son nom apparaîtra dans un ouvrage dans lequel est relaté comment fut démasqué un espion infiltré dans le groupe rassemblé autour de Hugo2. Il restera ensuite exilé 28 ans dans le Wisconsin. En 1881, de retour à Bressuire, il fait une demande d’indemnisation au titre des victimes du coup d’État de 1851. Il se verra accorder une pension de 1200 francs.

Que nous apprennent ces pièces d’archive sur sa fabrique ?

Diverses mentions dans les documents d’archives de 1852 concernant son affaire et les déclarations de ses témoins de moralité en 1881 nous apprennent effectivement et sans équivoque que Félix Delamarre possédait à Bressuire une fabrique de caractères en bois pour l’imprimerie :

Les bruits se répandent en la ville de Bressuire que le sieur Delamarre fabricant de lettres […]. (14 septembre 1852, lettre de calomnie)

Marchand de faïence et fabricant de lettres en bois pour l’imprimerie, il a été forcé de vendre ces deux branches de commerce, qui étaient pour lui ses seuls moyens d’existence (9 août 1881, témoignage de moralité)

C’est son propre témoignage qui nous en apprend le plus :

[…] Mais la perte qui m’a été le plus sensible a été celle de ma fabrique de lettres en bois, industrie que j’avais créée à laquelle je tenais extraordinairement, et qui tous les jours prenait plus d’extension. Au moment de la catastrophe j’occupais huit ouvriers et je ne pouvais suffire aux commandes. La dernière année j’avais réalisé 8000 francs de bénéfices – avec la perspective de les voir doubler – ce qui serait certainement arrivé un peu plus tard avec liberté de l’imprimerie qui n’existait pas lorsque j’ai été proscrit. Aujourd’hui cette industrie est encore entre les mains de mes anciens ouvriers ou de leurs successeurs, à Bressuire seulement elle occupe une quinzaine d’ouvriers. En quittant la France je suis parti pour les États-Unis, et le hasard m’a poussé dans le Far-West (État du Wisconsin), où j’ai vécu pendant plus de vingt ans. J’y avais acheté une petite terre, et ce n’est qu’en 1875 que j’ai pu la revendre, ce qui m’a donné les moyens de pouvoir rentrer dans ma patrie. F. Delamarre

Extrait du plaidoyer de Delamarre (Archives départementales des Deux-Sèvres, 4 M 6/17, 4 M 15/4).

Si seul Billoux évoque un début d’activité en 1841 3, on peut néanmoins supposer cette date exacte. En effet, en 1852, Delamarre dit employer 8 ouvriers, ce qui est déjà très important pour une telle activité, et ne peut que s’être fait sur une période importante d’exercice. Par ailleurs (bien qu’on puisse y voir quelques exagérations visant à amadouer les fonctionnaires chargés d’examiner son cas), il s’attendait dès 1853 à doubler ses bénéfices. Rien de très surprenant non plus, à cette date, devant l’afflux de demande de caractères d’affiches, Delamarre apparaît comme un des seuls à s’être spécialisé dans ce type d’articles en France (on ne connaît d’autre que Paullet à Nancy). C’est aussi à cette époque que les imprimeurs se tournent de plus en plus vers le bois, bien moins onéreux que les clichés polytypes.

Les concurrents et successeurs de Delamarre

En 1848, si l’on en croit un article paru dans la Typologie-Tucker en 1877, un autre fabricant s’est lancé, il s’agit de Armand Chabauty, a priori associé au libraire Moreau. Mais l’hypothèse le plus viable serait que Chabauty est le repreneur de Delamarre en 1852-1853 (et qu’il fût l’un de ses ouvriers), et qu’il fasse remonter l’origine de son activité au début de celle de ce Delamarre pour accroître son prestige commercial. Delamarre a quoi qu’il en soit eu une belle “descendance” ; Bressuire abritera des fabricants de caractères en bois sans discontinuer jusque vers 1965 (Henri Dureau). Dans son plaidoyer, il nous indique qu’en 1881, après son retour, jusqu’à quinze personnes sont employées dans cette branche à Bressuire, dont certains de ses anciens ouvriers. En effet, une activité si prospère ne pouvait manquer de trouver repreneur, c’est probablement ce que Delamarre venait régler en sollicitant son retour temporaire en 1852.

On sait aujourd’hui que vers 1880, 4 raisons sociales au moins se sont succédé ou ont cohabité à Bressuire. Armand Chabauty (actif dès 1848 ? ou 52 avec Moreau), Chabauty-Ploquin, puis Ploqui-Chabauty, Ploquin seul, puis vers 1881 E. Ploquin, et son concurrent direct pendant quelques années, Constant Audebaud (voir ce billet).

Le “sieur Sainson”

Les pièces du dossier nous donnent le nom d’un autre proscrit, en lien avec Delamarre. En effet les documents évoquent un ancien employé, un certain Gilbert-Léon Sainson, à cette date assigné dans la Nièvre et interdit de cité à Bressuire. La police craint que les deux individus ne cherchent à se revoir, pour des activités politiques, on peut également penser que Delamarre cherche à régler la reprise de sa fabrique 4. Quoi qu’il en soit, suite à la vigilance policière et même à une dénonciation, ils ne se rencontreront semble-t-il pas.

Mais ce Sainson ne nous est pas inconnu, on l’a identifié comme fabricant de caractères bois à Argenton, dans l’Indre (attesté par L’Annuaire du commerce en 1861, mais probablement installé dès 1854-55). Delamarre n’aura donc pas seulement essaimé à Bressuire ! D’après sa notice dans le Maitron, Sainson aurait un temps repris la fabrique de Delamarre, avant d’être interdit de séjour à Bressuire et assigné à Argenton.

Le 27 juin 1853, le préfet des Deux-Sèvres écrivait au ministre de l’Intérieur que Sainson, qui, entre temps, avait acquis la fabrique de caractères d’imprimerie de Delamarre, était « redevenu, plus ou moins ouvertement, homme de propagande et celui autour duquel se rallient les débris de la coterie socialiste de Bressuire. » Par arrêté préfectoral du 27 juillet 1853, Sainson fut alors interdit de séjour dans les Deux-Sèvres, en Maine-et-Loire, dans la Vendée et la Vienne. Il quitta Bressuire le 1er septembre 1853 et se retira à Argenton-sur-Creuse (Indre) (sources Archives départementales des Deux-Sèvres, 4 M 6/17, 4 M 15/4)

Marque L. Saison.

La part de mystère

Quelques éléments dans ces documents restent cependant intriguant, laissons nous ici aller à faire quelques suppositions (qu’il restera à étayer).

Que faisait Delamarre aux États-Unis, le pays qui a “inventé” l’industrie du caractères bois entre 1828 et 1838. On ne peut imaginer que ce commerce qui était en passe de devenir pour lui si prospère ait cessé de l’intéresser une fois là-bas. Qui plus est, il débarque à New-York, où à cette période Ebenezer Russell Webb était en activité.

Par ailleurs, une lettre du sous-préfet du 1er septembre 1852, qui demande l’autorisation d’un retour temporaire pour que Delamarre règle ses affaires, évoque ce détail :

Il est maintenant établi aux ÉTATS-UNIS ou il a déjà formé un établissement semblable à celui qu’il avait eu.

Extrait du document du 1er septembre 1852 (Archives nationales FRAD079_4M_000183_0016).

Qui est repris dans une lettre du 8.

Extrait du document du 8 septembre 1852, où il est également évoqué la constitution d'une fabrique dans le Wisconsin (Archives Nationales FRAD079_4M_000183_0019).

Delamarre aurait, dès son arrivée, relancé une activité de graveur en lettres. Un élément repris par le Maitron (mais qui a vraisemblablement la même source) qui précise dans sa notice qu’il exerça comme graveur dans le Wisconsin – l’état qui verra naître, plus de dix ans après son départ, la firme Hamilton….

Nous n’en savons malheureusement pas plus pour le moment sur cette supposée activité américaine de Delamarre. Pas plus que nous ne savons s’il s’est rapproché de ses anciens collègues à son retour à Bressuire. À moins qu’il n’ait rapporté à Ploquin, qui en fait un de ses arguments de vente, les outils propres à travailler “mécaniquement” les caractères, à savoir l’usage de la fraiseuse, si ce n’est du pantographe, utilisé aux États-Unis depuis plus de quarante ans…

Bibliographie et sources

  • Pièces relatives à la demande d’indemnisation de Félix Delamarre, Archives départementales des Deux-Sèvres, 4 M 6/17, 4 M 15/4 ;
  • Sur Sainson : Archives départementales des Deux-Sèvres, 4 M 6/17, 4 M 15/4 ;
  • À la France. L’agent provocateur Hubert, Jersey : imprimerie universelle, [1853] ;
  • Jean-Claude Farcy, Rosine Fry, « Delamarre - Félix », Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne], consulté le le 12 mars 2020 http://poursuivis-decembre-1851.fr/index.php?page=fiches/notice&individu=35369 ;
  • Pièces relatives Félix Delamarre, Archives nationales F/15/4088
  • “Bulletin officiel (Union syndicale des maîtres imprimeurs de France)”, n° 9, septembre 1919 : Chronologie des arts graphiques, René Billoux disponible en ligne sur le site des Bibliothèques de Paris https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000555075/1919/n9/v0030.simple.selectedTab=search
  • Sur les caractères bois aux États Unis, voir David Shields.

Notes

  1. voir la pièce FRAD079_4M_000183_0024 des Archives nationales. 

  2. voir : À la France. L’agent provocateur Hubert Gallica 

  3. on peut à coup sûr remonter à 1848, dans l’hypothèse que Chabauty soit un des repreneurs, car ce dernier fait remonter à cette date l’origine de son commerce. 

  4. C’est ce qu’évoque une de ses demandes.